Les chemins de la foi... lorsque frappe l'épreuve.
Quand Matthieu écrit son évangile, vers la fin du 1er siècle de notre ère, nombreux sont les croyants issus du paganisme à demander le baptême pour devenir disciples du Christ. Les étapes suivies par les mages semblent résumer la route de la foi de ces nouveaux croyants, mais aussi les grandes « épiphanies » par lesquelles Dieu se révèle à notre humanité.
En scrutant les étoiles, les mages percevaient la nature comme un grand livre qui leur parlait de Dieu, de sa puissance et de sa beauté. « Les cieux racontent la gloire de Dieu, le firmament raconte l’ouvrage de ses mains » (Ps 19, 2). Certes, découvrir Dieu dans la création n’est pas facile et les risques de s’égarer étaient nombreux. Dans les religions anciennes, l’idée que l’on se faisait du divin dépendait beaucoup du rapport à la nature. Les dieux étaient perçus comme bienveillants si la terre fournissait à l’homme tout ce qu’il fallait pour vivre ou, au contraire, ils étaient considérés comme capricieux si l’on devait faire face à des éléments imprévisibles et dévastateurs. Pourtant, pendant des milliers d’années, l’homme n’a pas eu d’autre livre à ouvrir que celui de la nature. Comme le disait Jean-Paul II, « la création est le premier livre de la révélation, que Dieu a confiée à l’esprit et au cœur de l’homme » (Angélus, 15 juillet 2001).
Curieusement, les mages ne pouvaient se rendre directement à Bethléem, comme si le passage à Jérusalem pour se plonger dans les Ecritures était incontournable. Que pouvait donc apporter la Bible à ces croyants venus du paganisme ? Petit à petit, les Ecritures s’étaient démarquées des religions de la nature en montrant que ce n’est pas seulement l’homme qui cherche Dieu, mais que c’est surtout Dieu qui vient à sa rencontre. Ouvrir la Bible, c’est accueillir le témoignage d’un peuple qui se posait des questions au gré des événements heureux ou douloureux de son histoire, qui approfondissait sa foi au fur et à mesure des défis que posait la rencontre d’autres cultures. Si, sur le Sinaï, la présence de Dieu était plus évidente pour Moïse, dans les théophanies tumultueuses (Ex 19,16-20), c’est aussi dans la « voix du silence » (1R19,12) que, plus tard, Elie dut apprendre à l’y reconnaître. Par ailleurs, s’il semblait plus facile aux israélites de dire « Dieu est avec nous » lorsqu’ils remportaient des victoires triomphantes, il leur a fallu aussi découvrir que l’échec ou l’épreuve n’étaient pas le signe que Dieu les abandonnait. Ainsi, de théophanie en théophanie, la foi d’Israël se précisait.
Dans la Bible, l’étoile n’est plus un corps céleste sacralisé, elle désigne désormais le Messie qui doit venir. « De Jacob monte une étoile, d’Israël se lève un sceptre » (Nb 24,17). Sur l’indication des scribes, les mages se rendent à Bethléem, et, en entrant dans le logis, voient l’enfant, avec Marie sa mère (Mt 2,9). Le Dieu qu’ils découvrent n’est pas seulement le Dieu de la nature qu’ils connaissaient au point de départ, ou encore le Dieu de l’alliance dont témoigne la Bible. Il est aussi le Dieu fait homme qui vient partager la fragilité humaine et la pauvreté. Après avoir cherché Dieu en levant les yeux vers le ciel, ou en les posant sur des rouleaux de parchemin, les mages le trouvent en cet enfant couché dans la crèche. Ils plongent la face contre terre pour se faire petits comme lui et proclament leur foi à travers les présents qu’ils lui offrent : l’or pour reconnaître sa royauté, l’encens, pour adorer sa divinité, et la myrrhe, pour annoncer sa passion. « Ils prirent une autre route pour rentrer dans leur pays » (Mt 2,12). Ce changement de chemin annonce aussi un changement de vie. Rien ne sera pour eux désormais comme avant.
Si la tradition a développé le récit de l’Epiphanie en soulignant l’existence de trois « rois mages » d’origine géographique diverse pour symboliser l’universalité des nations autour de l’enfant de la crèche, l’évangile de Matthieu ne nous dit ni qu’ils étaient trois, ni qu’ils étaient rois. Le récit met en lumière une autre universalité en soulignant les différentes « épiphanies » de Dieu dans l’histoire de l’humanité : la nature, l’expérience du peuple d’Israël et le mystère de l’Incarnation. Les mages sont nos frères aînés dans la foi. Ils sont des avant-coureurs pour les chercheurs de Dieu de toutes les générations. Ils ont vécu pour nous toutes les grandes étapes de la révélation de Dieu dans l’histoire et nous invitent à être nous-mêmes attentifs aux humbles et discrètes épiphanies de Dieu dans notre vie.
Mais dès le lendemain, un drame vient couper court aux joies de la naissance. L’allégresse est vite obscurcie par l’épreuve qui frappe la Sainte Famille. Du jour au lendemain, la crèche est vide car il faut fuir pour sauver sa vie et échapper à la tyrannie d’Hérode, le despote sanguinaire. Pas le temps de se poser afin de goûter aux moments pourtant si merveilleux de l’arrivée d’un tout-petit. Pas le temps de s’installer pour que le nourrisson puisse prendre des forces avant ce voyage incertain, il faut partir dans l’urgence. Dieu n’est déjà plus dans la mangeoire de Bethléem, mais parmi les réfugiés qui s’agglutinent à la frontière, espérant pouvoir trouver un avenir en Egypte. Un départ à la hâte, improvisé, dont on devine tout le poids d’angoisse et d’inquiétude.
Dieu naît dans un monde violent. Hérode-le-Grand et son fils Archélaüs… des noms de sinistre mémoire dont les historiens anciens nous ont rapporté les crimes et les atrocités. Le premier allant jusqu’à faire supprimer tous ceux qui menaçaient son pouvoir, fut-ce plusieurs de ses enfants et même sa propre épouse ; le second à ce point cruel qu’il fut déposé par le pouvoir romain et envoyé en exil en Gaule, à Vienne... L’évangéliste Matthieu nous montre qu’à peine né, le nourrisson de la crèche est confronté aux forces du mal, déjà la croix se dessine. Qui aurait pu imaginer qu’un jour, le Tout-puissant se ferait si vulnérable ? Et comment expliquer qu’on puisse vouloir faire mourir un être aussi innocent qu’un nouveau-né ? Il n’y a pas pire injustice.
L’Evangéliste nous décrit surtout l’attitude de Joseph, en reprenant quatre fois la même expression : il est celui qui « se lève » et « prend le petit enfant et sa mère ». L’époux de Marie n’est pas l’homme faible que nous a parfois laissé l’imagerie populaire. Il est fort pour protéger ceux qui lui sont les plus chers, il fait face et met tout en œuvre pour sauver sa famille. Matthieu nous le montre par ailleurs profondément ancré dans la Parole de Dieu car chacune de ses actions est éclairée par un passage de l’Ecriture. Devant l’adversité, Joseph prend la vraie mesure de la paternité que Dieu lui a confiée. Il n’est pas là pour sauver les apparences ! Dieu compte sur lui, il a besoin de lui.
D’où lui venait la force de « se lever », de tenir debout devant ce déchaînement de violence ? Sans doute, dans sa prière, se souvenait-il de l’histoire de son saint patron, le patriarche Joseph. Ce dernier avait été la victime innocente de ses frères qui cherchaient à le faire mourir (Gn 37) ; contraint d’aller en Egypte, c’est lui qui avait finalement sauvé sa propre famille (Gn 42). Joseph de Nazareth devait aussi faire mémoire de Moïse. Petit enfant, le Prophète avait échappé à la cruauté du pharaon qui voulait faire périr les fils qui naissaient parmi les Hébreux (Ex 2), devenu adulte, il avait libéré son peuple pour le conduire jusqu’en Terre Promise. En méditant sur la vie de son ancêtre Joseph ou sur celle de Moïse, la confiance de Joseph de Nazareth grandissait. Il croyait que Dieu pouvait à nouveau renverser le cours de l’histoire, et que ce petit enfant qui, pour le moment, avait besoin d’être secouru, finirait, lui aussi, par sauver le monde. D’ailleurs, c’était bien le sens du nom que Joseph était chargé de lui donner : « tu l’appelleras Jésus – ce qui veut dire : ʺLe Seigneur sauveʺ –, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés » (Mt 1,21).
Dans l’épreuve, l’amour de Marie et Joseph s’est approfondi et fortifié. Ils ont pris l’un et l’autre la mesure de la responsabilité que Dieu leur avait confiée en leur donnant son propre Fils. C’est l’étonnante vocation de la famille : accueillir la vie comme un don, la protéger, la faire grandir, donner à l’enfant les moyens de s’épanouir, de devenir autonome jusqu’au jour où il prendra lui-même son avenir en main. Cette « mise au monde » demande du temps et elle n’est pas sans difficultés. Le récit de la fuite en Egypte nous le rappelle.
Quand Dieu se fait homme, il prend la condition du migrant. Il vit sous une tente de fortune, partage l’incertitude de tous les itinérants du monde qui se demandent de quoi demain sera fait. Dès lors, comment ne pas penser à toutes les familles qui connaissent aujourd’hui pareille précarité ou semblable exil ? Celles proches de la frontière égyptienne comme à Gaza, celles d’Irak, d’Haïti ou d’ailleurs… En s’incarnant, Dieu vient partager le sort de ces familles, ne les oublions pas.
Père Jean-Luc Garin
Supérieur du séminaire de Lille